LA GENTILLESSE EST-ELLE UNE VERTU ?
Il existe, paraît-il, un proverbe soufi qui dit : « Ramassez une abeille par gentillesse et vous apprendrez les limites de la gentillesse ».
Il y a également cet autre proverbe, français cette fois, qui, tout en plaçant la gentillesse en excellente compagnie, n’en tire pas moins une conclusion un peu frustrante pour l’amateur de gentillesse que je suis (et que, je l’espère, vous êtes vous-mêmes !) : « Sagesse, beauté et gentillesse ne font bouillir aucun chaudron ».
Autant dire que la gentillesse, dont on parle pourtant souvent, n’a pas vraiment la cote. Les entrepreneurs et les DHR s’en méfient (ils préfèrent de loin lui substituer la « bienveillance » ou « l’assertivité », la gentillesse faisant trop bisounours) et les dictons populaires regorgent de critiques et de moqueries sur cette attitude pourtant empreinte d’une si grande noblesse. Quant à la pensée philosophique elle l’a purement et simplement disqualifiée, voire oubliée, comme le remarque avec justesse le philosophe Emmanuel Jaffelin[1].
Et pourtant, pourquoi éprouvons néanmoins des élans de gentillesse, si celle-ci nous est si néfaste ?
En somme, pourquoi existe-t-il une telle désaffection envers la gentillesse ?
À mon sens la réponse est que la gentillesse, justement parce qu’elle n’est pas la vertu des imbéciles et des perdants, repose sur une subtile alchimie que je vais tenter d’expliciter dans les lignes qui suivent. Car, sans cette alchimie précieuse, la gentillesse n’est effectivement pas une vertu, mais, disons le franchement, un défaut, voire une faiblesse.
La gentillesse repose sur notre discernement.
Le but que la « gentille » ou le « gentil » doivent se fixer n’est pas d’être gentil avec tout le monde tout le temps, mais d’être gentil(lle) avec le plus grand nombre le plus souvent possible.
La grande différence entre la gentillesse et d’autres notions associées, comme l’altruisme par exemple, est en effet que ces notions doivent s’exercer tout le temps et avec tout le monde, alors que la gentillesse ne doit (et ne peut) s’exercer qu’à bon escient.
C’est pourquoi, pour être véritablement gentil(lle), nous devons d’abord apprendre à poser des limites avec les autres, fussent-ils nos meilleurs amis ou même les membres de notre famille[2].
La gentillesse est une vertu inconditionnelle qui s’exerce conditionnellement.
Toutefois, si la gentillesse était une vertu qui nous ne possédions que dans certains cas et pas d’en autres, elle ne serait pas une vertu, car une véritable vertu est nécessairement « inconditionnelle ».
La justice ou le courage, par exemple nécessitent de pouvoir être exercés en permanence. Imaginerait-on quelqu’un qui soit courageux dans certains cas et lâche dans d’autres ? Dirait-on toujours que cette personne est courageuse ? De même, imaginerait-on une personne juste qui ne le serait qu’à temps partiel : juste à tel moment et injuste à tel autre ?
Être gentil c’est donc l’être toujours, et quand le gentil n’est pas gentil, ce n’est pas parce qu’il cesse de l’être mais parce qu’il ne saurait y avoir de gentillesse envers quelqu’un qui ne le mérite pas. En effet la gentillesse, appliquée sans restriction, devient naïveté et faiblesse.
Ceci rejoint la célèbre remarque d’Aristote dans son « Éthique à Nicomaque » : « La vertu est le juste milieu entre deux vices ». L’exemple pris par Aristote est celui du courage : le courage est une vertu qui se situe entre deux extrêmes. Excessif, il devient témérité, récessif, il se transforme en lâcheté. La gentillesse illustre parfaitement cette définition : privée de tout exercice elle se transforme en méchanceté, mais exercée en permanence elle devient faiblesse.
En résumé, la gentillesse est une vertu inconditionnelle (nous devons nous-mêmes être gentil en permanence, sinon il s’agit d’une « gentillesse à la carte »[3]) mais l’exercice de la gentillesse, lui, est nécessairement conditionnel.
Conclusion
La gentillesse est une noble vertu et une véritable force.
De plus - du moins en suis-je persuadé - le temps de la gentillesse sera bientôt de retour dans notre bas-monde (j’expliquerai cette idée surprenante dans un nouvel article de ce blog).
Toutefois être gentil demande d’exercer notre discernement afin de distinguer les cas où nous devons être gentils et ceux où, au contraire, nous ne le devons pas. Pour le résumer en une phrase : la gentillesse est une vertu inconditionnelle qui s’exerce conditionnellement.
Cette condition est facile à comprendre mais difficile à mettre en œuvre.
C’est pourtant ainsi que la gentillesse peut devenir une vertu très utile et extrêmement puissante. À vous de jouer !...
[1]Emmanuel Jaffelin a écrit quelques bon livres sur le sujet, dont le savoureux « Petit éloge de la gentillesse » aux éditions Les Pérégrines. C’est également lui qui a remis au goût du jour la notion de « gentilhomme ». [2]Voir sur ce sujet dans ce blog les articles « Savoir dire Non » et « L’assertivité : ni hérisson, ni paillasson ». [3]La gentillesse à la carte, c’est être « gentil » quand cela nous arrange : par exemple quand nous le sommes avec notre patron mais pas avec le livreur…
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